lundi 2 juillet 2007

Religion ou politique?

"Pour analyser les idées, les attitudes et les humeurs de la gauche d’aujourd’hui, il faut partir de loin.

1. Un événement éclairant d’ il y a presque deux mille ans.
Soixante-dix après Jésus Christ : la révolution nationale juive contre l’impérialisme romain est contrainte de capituler après un encerclement implacable qui avait condamné Jérusalem non seulement à la famine, mais aussi à la désagrégation de tous les rapports sociaux : « Les enfants arrachaient le pain de la bouche des pères et, ce qui est le plus douloureux, les mères de la bouche de leurs enfants ». Si le siège avait été terrible, les mesures prises pour y faire face ne l’avaient pas moins été. Sans la moindre pitié on avait infligé la mort aux traîtres et aux déserteurs, réels ou potentiels ; aux suspicions, amplifiées de façon maladive, s’étaient mêlées les fausses accusations souvent proférées par des individus ayant des objectifs personnels et ignobles. Les tortures infligées à ceux que l’on soupçonnait d’avoir caché de la nourriture n’avaient épargné ni les vieillards ni les enfants. Mais tout cela n’avait servi à rien : au triomphe des romains correspondait non seulement la mort des chefs et des militants de la révolution nationale, mais aussi l’exil et la diaspora d’un peuple tout entier.

C’est un auteur juif ayant lui-même participé à la lutte de résistance qui rapporte ces détails. Mais étant désormais passé du côté des vainqueurs, dont il célèbre la magnanimité et l’invincibilité, Joseph- c’est son nom- est devenu Flavius Joseph, prenant le nom de famille des chefs de guerre qui avaient détruit Jérusalem. Les conséquences pour les chrétiens sont plus importantes que ce changement de camp. A l’origine partie intégrante de la communauté juive, ils ressentent le besoin de déclarer n’avoir rien de commun avec la révolution qui venait d’être matée. Ils continuaient de se référer aux textes sacrés, sacrées aussi pour les révolutionnaires vaincus, mais ces derniers étaient accusés de les avoir déformés et trahis.

C’est une dialectique que l’on peut suivre de près surtout à partir de l’Evangile de Marc, écrite immédiatement après la destruction de Jérusalem. Une catastrophe prévue par Jésus : « Il ne restera pas pierre sur pierre ». Et l’avènement de Jésus le Messie avait été prophétisé à son tour par Isaïe. La tragédie qui s’était abattue sur le peuple juif n’était pas d’abord à mettre au compte de l’impérialisme romain : d'un côté elle était originairement inscrite dans l’économie divine du salut, d’un autre côté elle était le résultat d’un processus de dégénérescence interne à la communauté juive. Les révolutionnaires avaient eu le tort d’interpréter le message messianique en une clé séculière et politique, plutôt que spiritualiste et intimiste : l’horreur et la catastrophe ont été le résultat inévitable de cette déformation et de cette trahison. En prenant nettement leurs distances avec la révolution nationale juive brisée par l’empire romain, les chrétiens prenaient aussi leur distance, de façon tout aussi net, avec l’action historique et politique en tant que telle.

2. Histoire des classes subalternes et histoire des mouvements religieux

Gramsci a montré comment, même dans le monde contemporain, des attitudes religieuses (plus ou moins explicites) peuvent se manifester dans le cadre de mouvements d’émancipation des classes subalternes. Prêtons attention à la dialectique qui s’est développée à la suite de l’écroulement du « socialisme réel ». Laissons de côté ceux qui se sont empressés de monter sur le char des vainqueurs, concentrons-nous au contraire sur les dégâts et sur les dévastations spirituelles et politiques que cet écroulement a produit dans certains secteurs du mouvement communiste. De même que les chrétiens de l’Evangile de Marc s’adressant aux romains vainqueurs, s’engageaient à déclarer leur totale étrangeté par rapport à la révolution nationale juive à peine défaite, de nombreux communistes se conduisent ainsi de nos jours : ils repoussent, dédaigneux, le soupçon qu’un quelconque fil puisse les relier à l’histoire du « socialisme réel » et, réduisant cette dernière à une simple succession d’horreurs, ils espèrent parfois regagner une crédibilité aux yeux mêmes de la bourgeoisie libérale.

Marx a synthétisé la méthodologie du matérialisme historique en affirmant que « les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais dans des circonstances qu’ils n’ont pas choisies ».

De nos jours, si quelqu’un essaye timidement de rappeler l’état d’exception permanent dans lequel s’est déroulé la période commencé avec la révolution d’octobre, si quelqu’un essaye d’enquêter concrètement sur les « circonstances » objectives dans lesquelles se situait la tentative de construction d’une société post-capitaliste, voilà que les « communistes » émules de la communauté chrétienne primitive crient au scandale contre l’ignoble tentative « de justification ». Pour comprendre l’attitude de ces « communistes » l’Evangile de Marc est plus utile que l’Idéologie allemande ou que Le Manifeste du Parti Communiste.

A leurs yeux l’encerclement impérialiste du « socialisme réel » et de la révolution socialiste est sans importance, de la même façon que le siège romain de Jérusalem et de la révolution nationale juive était insignifiant aux yeux de la communauté judéo-chrétienne primitive. Dans cette perspective s’acharner dans l’enquête historique concrète est fourvoyant et immoral : la seule chose qui compte vraiment est l’authenticité, la pureté immaculée du message du salut.

Loin de ressentir avec douleur la victoire de l’impérialisme romain, la communauté judéo-chrétienne semblait se réjouir de la chute et de la destruction de Jérusalem : celle-ci avait été prévue par Jésus et, en tout cas, à partir de ce moment il était possible de prêcher le message du salut sans les déformations et les trahisons propres à la politique. De façon analogue, de nos jours de nombreux communistes déclarent avoir éprouvé un sentiment de soulagement et de « libération » avec l’écroulement du «socialisme réel » : enfin il était possible de revenir au Marx « authentique » et de prêcher l’idée d’un communisme débarrassé des horribles incrustations qu’avaient déposé sur lui l’histoire et la politique."

Début du premier chapitre de "Fuir l'histoire" Domenico Losurdo, le temps des cerises

1 commentaire:

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.