Les frontières miroitantes d’une vocation à la
domination
Voici un compte rendu d'Ezo
Traverso sur un ouvrage de Domenico Losurdo paru en 2007 en Italie et qui a
récemment été traduit en français. Il est d'une brulante actualité ppour le
déconstruction du discours totalitaire qui s'impose en France après le 7 janvier
2015.
Dans son ouvrage Il
Secolo mondo (Le
Siècle-monde) , Marcello Flores définit le 20ème siècle comme l’âge
de l’occidentalisme, résumant en ce concept les différentes manifestations
d’une domination à la fois économique, politique, militaire et culturelle, à
travers laquelle l’Europe et les Etats-Unis ont imposé au reste de la planète
leurs hiérarchies, leurs modèles et leurs façons de vivre. Après le 11
septembre 2001, l’occidentalisme a éprouvé le besoin de reformuler ses
postulats en un dessein plus ou moins cohérent qui, bien qu’élaboré souvent
avec des matériaux qui datent, présente les traits d’une nouvelle idéologie
impériale. C’est le lexique de cette idéologie que Domenico Losurdo soumet à un
examen critique dans son dernier livre (Il linguaggio dell’Impero. Lessico dell’ideologia americana,).
Pour
le concept d’Occident, il existe nombre de définitions, pas toutes
reconductibles de façon linéaire à la démocratie libérale. Les
néo-conservateurs étasuniens se reconnaissent souvent comme père spirituel Léo
Strauss, prophète d’un Occident issu d’Athènes (la philosophie grecque) et de
Jérusalem (la Bible), mais il est paradoxal que ce critique inflexible des
Lumières soit aujourd’hui revendiqué par ceux qui identifient la défense de
l’Occident à la résistance de la civilisation des Lumières contre la barbarie
obscurantiste. En réalité, depuis deux siècles, l’Occident a été bien des
choses différentes.
Une
civilisation supérieure
L’impérialisme
du 18ème identifiait l’Occident à la « mission civilisatrice » de
l’Europe, légitimant ainsi ses entreprises coloniales. Hitler y trouvait
le noeud de la « race aryenne » et la justification de la guerre nazie contre
les juifs, le monde slave et la « barbarie asiatique » du bolchevisme. Pendant
la guerre froide, dans une lettre au président américain Eisenhower, Churchill
en résumait l’essence dans l’idée du white-English-speaking World (Monde
blanc-parlant-anglais ? NDT). D’Oswald Spengler à Samuel Huntington, l’Occident
est une vision de la « civilisation » opposée à ses ennemis. A cette lecture,
Edward Saïd avait en son temps répliqué que les civilisations sont
syncrétiques, en rappelant que l’Occident serait historiquement inconcevable
sans la médiation arabo-musulmane du Moyen Age tardif, à travers laquelle la
culture de la Grèce antique a rejoint l’Occident chrétien. Les frontières de
l’Occident sont en outre vagues et fluctuantes. En fait, l’Occident n’est ni
limité à une zone géographique précise ni simplement identifiable au marché et
à la démocratie, ni même encore apanage exclusif d’une religion. Son trait
distinctif, soutient Losurdo en citant cet apologue mélancolique de la «
race européenne » qu’est Tocqueville, est la vocation à la domination.
Ce
livre ne veut pas reconstruire la formation de l’Occident comme système
de pouvoir mais en démasquer l’idéologie. De ce point de vue, c’est une
précieuse contribution. Suivons en les tracs. Le premier mot est « terrorisme
», un concept générique qui englobe des pratiques très diverses, allant
des attentats suicides irakiens à la guérilla colombienne. Losurdo n’en examine
pas les métamorphoses – par exemple son nouveau caractère « global », non plus
exclusivement « tellurique » comme dans le passé – mais il en révèle avec
acuité la pluralité des acceptions.
Historiquement,
le terrorisme est l’arme des pauvres, de ceux qui ne disposent pas de moyens de
combat plus efficaces. La pratique du terrorisme suicide n’a pas de racines
doctrinales dans l’Islam mais il a une longue histoire de désespoir. On
pourrait en trouver les origines dans la résistance des hébreux contre la
conquête romaine, dont l’épilogue fut le suicide collectif des vaincus à
Masada, en 74 après Jésus Christ. C.L.R. James interprétait en termes analogues
le suicide des esclaves dans les plantations de Saint Domingue, comme une forme
de révolte contre leurs propriétaires. Cette référence à l’histoire est
féconde, bien qu’il serait utile de distinguer le terrorisme suicide dirigé
cotre l’oppresseur de celui qui atteint sans discrimination les population
civiles. Il rejoint les observations qu’Esther Benbassa consacre dans son
dernier essai à l’homologie entre le culte du martyre présent dans la
tradition juive (depuis Masada en suivant) et celui qui est aujourd’hui répandu
dans le monde musulman, tous les deux étant bien plus motivés par le
désespoir que par la religion (La souffrance comme identité, Fayard).
Losurdo
rappelle en outre que les Etats-Unis n’ont pas hésité à recourir à des
méthodes terroristes, que ce soit en organisant des attentats contre des
leaders politiques ennemis, ou en piétinant les droits de l’homme le plus
élémentaires des prisonniers de guerre et des populations civiles des pays
vaincus. Des scalps des Peaux Rouges (femmes et enfants compris) pendant les
guerres du 19ème siècle américain jusqu’aux soldats japonais pendant la seconde
guerre mondiale, et des massacres du Vietnam, aux tortures de Guantanamo et
Abou Ghraib, l’histoire du terrorisme d’état étasunien permettrait de monter un
très riche musée des horreurs. Le fondamentalisme musulman, catégorie à
laquelle l’Occident assimile aujourd’hui ses principaux opposants, est
interprété par Losurdo comme un phénomène « réactionnel » : pas tellement un
comportement hostile à la modernité, mais plutôt un repli sur la religion
inspiré par le rejet de l’idéologie et des valeurs qui accompagnent la
domination occidentale. Cependant, cette réaction engloutit aussi
la dimension émancipatrice de l’Occident : une idée universelle d’humanité et
d’égalité qui a inspiré dans le passé l’anticolonialisme et que l’idéologie impériale
essaie maintenant d’instrumentaliser en présentant ses guerres comme des
batailles pour la liberté et la démocratie. En somme deux fondamentalismes qui
s’affrontent : d’un côté le musulman et de l’autre celui des néo conservateurs
étasuniens, fervents défenseurs du « destin manifeste » d’une nation à
qui Dieu aurait confié la mission d’étendre à toute la planète les vertus de la
démocratie et du libre échange.
Cette
interprétation rejoint pas mal d’aspects de celle de Tariq Ali (Lo scontro dei
fondamentalismi, Fazi, 2006) (Le choc des fondamentalismes) qui souligne pour
sa part l’aspect non seulement réactionnel mais aussi régressif de ce
fondamentalisme anti-occidental, qui a substitué la religion aux idéologies
laïques, panarabes et socialistes prédominantes au Moyen-Orient au moins
jusqu’au triomphe de la révolution iranienne. Il est vrai aussi, ajoute
Losurdo, que les Etats-Unis n’ont pas hésité, pendant la Guerre froide, à
soutenir le fondamentalisme musulman dans sa fonction antisoviétique, en
contribuant à construire un boomerang qui revient sur eux aujourd’hui. Tout
aussi ambigus les concepts d’antiaméricanisme, antisémitisme, antisionisme ou
encore « pro islamisme ».
L’antiaméricanisme
est généralement taxé de symptôme d’arriération culturelle, de nationalisme
étriqué, ou de forme masquée d’antisémitisme. Ce diagnostic n’est pas faux,
comme l’ont montré les travaux de Philippe Roger (L’ennemi américain :
généalogie de l’antiaméricanisme français, Seuil) et Dan Diner (Feinbild
America, Propyläen), mais unilatéral. « Américanisme » est aussi une étiquette
qui marque des produits très différents. Heidegger l’a utilisée comme métaphore
de la modernité technique et de la « massification de l’homme », en en
saisissant aussi les traits dans le bolchevisme. Le Ku Klux Klan se l’est
approprié dans ses rituels racistes. Dans les années Vingt, le sociologue
Roberto Michels et Adolf Hitler soulignaient les affinités du fascisme et du
nazisme avec l’américanisme, considéré par le premier comme réceptacle des
énergies vitales d’une nation jeune, et par le second comme culte de la
suprématie blanche.
Prenant
ses distances avec une vision judéo-centrique tendant à diviser le monde en
deux entités ontologiquement différentes, les juifs et les gentils, et à en
raconter l’histoire comme le déploiement progressif de leur conflit, du
christianisme des origines jusqu’au débouché tragique de la « Solution finale
», Losurdo rétablit quelques distinctions méthodologiques. L’antijudaïsme
appartient à la tradition des Lumières de la critique de la religion, dans
laquelle se trouvent des philosophes comme Voltaire ou Marx, qui
s’opposaient avec force aux discriminations contre les juifs.
L’antisémitisme par contre est une forme d’hostilité à l’égard des juifs
considérés comme une race nocive. Il prend naissance dans le dernier quart du
19ème siècle, entre en osmose avec les nationalismes modernes et aboutit, en
Allemagne, à l’idéologie exterminatrice du nazisme. Losurdo reconnaît les
glissements possibles de la judéophobie traditionnelle à l’antisémitisme
moderne, favorisés par la particularité du judaïsme comme religion d’un seul
peuple, mais il n’y consacre peut-être pas l’attention voulue aux fréquentes
osmoses entre les deux. Sa distinction demeure cependant méthodologiquement nécessaire,
comme, aussi, celle entre antisémitisme et antisionisme.
La
barbarie inventée
S’il
est vrai que la critique d’Israël est souvent un bouclier derrière lequel
se cachent les antisémites, l’identification a priori d’antisionisme et
antisémitisme n’en est pas moins le prétexte facile pour légitimer à tous prix
la politique israélienne. Il convient donc de rappeler, avec Hannah Arendt, que
le sionisme politique des origines, celui de Herzl et de Nordau, prenait ses
racines dans une vision eurocentrique du monde qui voyait dans le Moyen-Orient
un espace colonisable dans lequel les juifs auraient créé un «
avant-poste de la civilisation contre les barbaries ». C’est là que résident
aussi toutes les ambiguïtés de la perception occidentale de l’Islam. La critique
des Lumières à propos de la religion musulmane n’est pas toujours innocente
(comme le montrent les recherches postcoloniales), mais elle a bien sûr
sa légitimité. Trop souvent, toutefois, la défense de la laïcité devient le
vecteur d’un anti-islamisme d’empreinte raciste. La loi française qui
interdit le port du voile musulman dans les écoles publiques est un
exemple emblématique de cette insidieuse tendance à réaffirmer le
caractère « supérieur » de l’Occident, bien qu’il soit maintenant revendiqué au
nom de la démocratie et non plus de la race. Mais le discours
occidentaliste est-il vraiment si nouveau ? La prose islamophobe d’Oriana
Fallacci semble reproduire littéralement les nombreux stéréotypes de
l’antisémitisme d’il y a un siècle : l’invasion des métèques, la corruption de
la culture, la pénétration d’un corps étranger dans les nations chrétiennes.
Bien sûr un recueil critique du lexique impérial pourrait inclure d’autres
lemmes aujourd’hui répandus, de celui de « guerre humanitaire » à celui de «
totalitarisme» », qui permet de réactiver le vieil arsenal idéologique de la
Guerre froide contre le terrorisme islamique. Losurdo a commencé à remuer le
terrain. Son livre est précieux à cet effet.
Edition de mercredi 2 mai 2007 de il manifesto.