mardi 29 mai 2007

CHRONIQUE DE LA VILLE DE MANAGUA

Le commandant Tomas Borge m'invita à diner. Je ne le connaissais pas. Il passait pour être le plus dur de tous, le plus redouté. Il y avait d'autres invités. Il parla peu, ou pas du tout. Il me regardait, m'évaluait.

La fois suivante, nous dinâmes seuls. L’homme était très ouvert, il répondit très librement à mes questions sur l'époque lointaine de la fondation du Front Sandiniste. Et à minuit, comme à contrecoeur, il me demanda :

- Maintenant, raconte-moi un film.

Je me défendis, je lui dis que je vivais à Calella, un tout petit vil­lage, où il y avait rarement une séance, et avec de vieux films.

- Raconte - insista-t-il, ordonna-t-il - celui que tu voudras, même s'il n'est pas récent.

Alors j'en racontai un comique. Je le racontai en le mimant; je vou­lus le résumer mais il exigea des détails. Lorsque j'eus terminé :

- Maintenant, un autre.

Je racontai un film de gangsters qui finissait mal.

- Un autre.

Je racontai un film de cow-boys.

- Un autre.

Je racontai un film d'amour, que j'inventai de toutes pièces.

Le jour se levait lorsque je m'avouai vaincu et implorai sa clémence. J'allai dormir. Quelques jours plus tard, je le rencontrai. Tomàs s'excusa.

Je t'ai épuisé l'autre nuit. C'est parce que j'aime beaucoup le cinéma, j'en suis fou et je ne peux pas y aller.

Je lui dis que c'était facile à comprendre. Il était ministre de l'Intérieur du Nicaragua, en pleine guerre ; l'ennemi ne lui laissait pas de répit et il n'avait aucun moment de libre pour aller au cinéma, ou pour une autre distraction.

- Non, non - corrigea-t-il -. J'ai du temps. Si on veut, on le trouve, le temps. Ce n'est pas le problème. Avant, lorsque j'étais clandestin, je m'arrangeai pour aller au cinéma sous un déguisement, mais maintenant. .

Je ne posai pas de question, il y eut un silence, puis il continua :

- je ne peux pas aller au cinéma, parce que, au cinéma, moi je pleure. - Ah - lui dis-je – moi aussi !

- Bien sûr - me dit-il -. Je l 'ai tout de suite vu. Lors de notre première rencontre j'ai pensé : "Ce type-là pleure au cinéma".


Eduardo Galeano,
Le livre des Etreintes

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