lundi 23 novembre 2009

jeudi 12 novembre 2009

De Staline à Gorbatchev : comment finit un empire.















Autres sons de cloche sur le rôle en 1989 de quelques commémorateurs de la chute du mur, présents lundi 9 à Berlin.

Extraits de : Postface de Luciano Canfora à Staline, histoire et critique d'une légende noire, de D. Losurdo.


[…] Voilà pourquoi la politique extérieure de Gorbatchev, consistant à démanteler spontanément les points de force de l’Etat dont il était le dernier dirigeant, attend (et attendra peut-être longtemps encore) son historien et, auparavant, son interprète. On a parfois l’impression d’être face à deux personnalités différentes, en lutte entre elles, enfermées dans la même personne. Le dirigeant qui, en novembre 1987 encore, revendique la justesse du choix du « pacte » d’août 1939, est difficilement la même personne qui écrit sur « La Stampa » du 3 mars 1992 : « Aujourd’hui nous pouvons dire que tout ce qui est arrivé en Europe orientale ces dernières années n’aurait pas été possible sans la présence de ce pape, sans le grand rôle, politique aussi, qu’il a su jouer ». Paroles que Carl Bernstein, protagoniste en son temps du Watergate et auteur, en février 1992, de l’enquête sur le « pacte secret » entre Reagan et Wojtyla pour appuyer massivement Solidarnosc et, du coup, faire sortir de ses gonds le régime communiste polonais, a défini en avril 1992, dans sa première correspondance pour "Il Sabato", comme un « dévoilement d’un des plus grands secrets du vingtième siècle ».
La collaboration journalistique de Gorbatchev avec « La Stampa » mériterait une analyse systématique, tant affleurent ça et là, dans les plis et dans la mélasse du bavardage générique que Gorbatchev destine à l’important quotidien, des formulations qui devraient jeter quelque lumière sur la personnalité fuyante du dernier secrétaire général du PCUS. Par exemple, ce qui figure vers la fin du prolixe essai du 26 novembre 1992 (« Eltsine, bâton et carotte ») : « Après avoir justement jeté, parce que non utilisable, le modèle communiste, nous devrions éviter de tomber dans d’autres modèles rigides ».
Plus que tout, la « révélation » sur laquelle Carl Bernstein a attiré l’attention –c’est-à-dire l’appréciation de Gorbatchev sur le rôle de Wojtyla dans la démolition des régimes communistes– se concilie mal avec les répliques du dialogue entre Gorbatchev et Wojyla (1° décembre 1989). Ce texte a été publié par Gorbatchev lui-même dans les Avant-Mémoires, là où Wojtyla dit : « Personne ne doit prétendre que les changements en Europe et dans le monde doivent se faire selon le modèle occidental ; ceci est contraire à mes convictions les plus profondes ; l’Europe, en tant que protagoniste de l’histoire mondiale, doit respirer avec ses deux poumons », et Gorbatchev de répondre : « C’est une image très pertinente »#. A la lumière de ce que Gorbatchev a « révélé » en mars 1992, cette proclamation laisse très perplexe. D’autant plus si l’on tient compte de l’avis du brutal exégète de la pensée de Wojtyla qu’est le président polonais Walesa. Interviewé par Jas Gawronski pour « La Stampa » (9 mai 1993, p. 8), Walesa est confronté à la question suivante : « Qui a déterminé l’écroulement du communisme ? Seriez-vous d’accord sur une classification de ce genre : Jean-Paul II, Walesa, Gorbatchev, Reagan ? « ; Et il répond, non sans habileté : « Il est certain que le rôle du pape a été très important, je dirais déterminant. Les autres sont tous des anneaux de la chaîne, la chaîne de la liberté ; difficile de dire lequel a été le plus important, mais n’importe quelle chaîne, sans un anneau, n’est plus une chaîne. Nombreux sont ceux, surtout les allemands, qui jugent que Gorbatchev est le plus important, mais moi je ne suis pas d’accord » (et dans la suite de l’interview il fait lui aussi une « révélation » : d’avoir proposé à Gorbatchev dès 1989 de prendre l’initiative de la dissolution de l’URSS).
Le 24 février 1992, après la publication par « Time » de l’enquête de Carl Bernstein sur le « pacte secret » entre Reagan et Wojtyla pour abattre le régime communiste en Pologne (avec détails relatifs, par exemple, au pont radiophonique institué entre les palais du Vatican et Glemp après que le gouvernement de Varsovie ait coupé les communications téléphoniques entre la Pologne et le Vatican, ou bien relatifs à l’ « enrôlement » par la CIA du vice-ministre polonais de la Défense, ou encore aux torrents d’argent envoyé en Pologne pour soutenir le syndicat « clandestin »), il y eut quelque embarras dans les milieux du Vatican. Euphorique par contre, Reagan confirma, dans une interview de Pino Buongiorno pour « Panorama » : « notre intention [Reagan parle de son administration et de Wojtyla, N.d.A.] a été dès le début de nous unir pour battre les forces du communisme ». Et il poursuivit avec de multiples révélations et détails, publiés sur l’hebdomadaire italien dans son numéro du 22 mars 1992.
Mais même l’intervention la plus massive (pas nouvelle, même si elle fut potentialisée par l’origine polonaise du pontife en exercice) n’aurait probablement pas suffi. Du moins d’après le jugement d’un analyste pointu des affaires soviétiques tel que Helmut Sonnenfeldt. « Quand la porte polonaise s’ouvrit », a déclaré Sonnenfeldt à Panorama, « Moscou ne leva pas le petit doigt. Qui sait si ce qui influença le comportement de Gorbatchev ne fut pas justement une intervention du Vatican ». Hypothèse qui semble trouver confirmation dans les mots, très compromettants, écrits par Gorbatchev pour « La Stampa » le 3 mars 1992. Il n’est donc pas étonnant que peu de temps après, dans la même conversation, Sonnenfeldt parlât, sans donner de noms, de « qui, dans quelque salle du Kremlin, décidât de laisser tout le monde partir librement ».
Les actions politiques accomplies par Gorbatchev, à partir au moins de 1988, ont touché avant tout son peuple. La condition de la Russie était ainsi traitée par François Mitterrand (dans une conversation avec le président du Sénat italien de l’époque, Spadolini) : « Avant, les gens mangeaient peu, mais tout le monde mangeait pareillement peu. Maintenant il y a en Russie de nombreuses mafia (le président -note Spadolini - utilise le terme italien en le soulignant volontairement) qui s’opposent et se battent, et qui s’assurent des secteurs de privilège, monstrueusement distants des privations et de la pauvreté généralisées. Une situation dont c’est peu dire qu’elle est explosive »#.
Pas mal comme fruit du passage à la « liberté » (de quel type, on l’a vu ensuite avec les coups de canon contre le Parlement, en octobre 1993). Il n’est donc pas étonnant que Gorbatchev soit une des personnes les plus détestées de son pays (et de moins en moins dorloté par ses amis à l’étranger).
On peut tout attendre d’un chercheur en histoire, hormis de devoir croire à l’ « ingénuité » qui aurait amené Gorbatchev à commettre erreurs sur erreurs, capitulations sur capitulations. Markus Wolf, le grand artisan des services de sécurité de la RDA, a rappelé, au cours d’une interview au quotidien « La Repubblica »#, que les trois artisans de l’écroulement de l’URSS – Gorbatchev, Chevardnadze, Eltsine – ont travaillé au KGB.
Aux athéniens, fatigués du conflit avec Sparte, Périclès enseignait une grand vérité géopolitique, dans un discours à l’assemblée : « On ne peut pas s’échapper de l’Empire ». Et avec la crudité conceptuelle dont il ne manquait pas, il ajoutait que « l’Empire est tyrannique », qu’il « peut paraître injuste de le défendre, mais il est certainement hautement risqué de le laisser perdre »#. A la fin, l’Empire, qui dura à peine plus de soixante-dix ans, fut perdu à cause aussi de ces stratèges (l’un d’eux s’appelait Adimante) qui dans la bataille décisive d’Egospotami, « trahirent –comme on le dit alors- les bateaux »#. Par une curieuse combinaison historique, l’Empire soviétique a aussi duré soixante-dix ans. Le rapprochement entre Staline et Périclès peut laisser mal à l’aise (bien que désormais des historiens non bigots comme Mikhaïl Heller et Sergio Romano insistent sur la grandeur de l’homme d’Etat géorgien) : il est peut-être plus aisé, même dans l’imprudence propre aux analogies, de reconnaître à Gorbatchev le rôle médiocre et blâmé d’Adimante ».


Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio (à paraître, printemps 2010)
1 Gorbatchev (1993).
2 La Stampa, 12 décembre 1993.
3 La Repubblica, 28 juillet 1993.
4 Thucydide, La guerres du Péloponnèse, II, 63.
5 Sénofonte, Helléniques, II, 1, 32 ; Lisia, XIV, 38.