dimanche 11 janvier 2009
Les charniers - Eugène Guillevic
Passez entre les fleurs et regardez :
Au bout du pré c'est le charnier.
Pas plus de cent, mais bien en tas,
Ventre d'insecte un peu géant
Avec des pieds à travers tout.
Le sexe est dit par les souliers
Les regards ont coulé sans doute ;
- Eux aussi
Préféraient les fleurs
*
A l'un des bords du charnier,
Légèrement en l'air et hardie
Une jambe - de femme
Bien sûr -
Une jambe jeune
Avec un bas noir
Et une cuisse
Une vraie,
Jeune - et rien
Rien.
*
Le linge n'est pas
Ce qui pourrit le plus vite.
On en voit par là
Durci de matières.
Il donne l'apparence
De chair à cacher qui tiendraient encore.
*
Combien ont su pourquoi,
Combien sont morts sachant,
Combien n'ont pas su quoi ?
Ceux qui auront pleuré,
Leurs yeux sont tout pareils,
C'est des trous dans des os
Ou c'est du plomb qui fond.
*
Ils ont dit oui
A la pourriture
Ils ont accepté
Ils nous ont quittés.
Nous n'avons rien à voir
Avec leur pourriture.
*
On va autant qu'on peut,
Les séparer,
Mettre chacun d'eux
Dans un trou à lui,
Parce qu'ensemble
Ils font trop de silence contre le bruit.
*
Si ce n'était pas impossible
Absolument,
On dirait une femme
Comblée par l'amour
Et qui va dormir.
*
Quand la bouche est ouverte
Ou bien ce qui en reste,
C'est qu'ils ont dû chanter,
Qu'ils ont crié victoire,
Ou c'est le maxillaire
Qui leur tombait de peur.
- Peut-être par hasard
Et la terre est entrée.
*
Il y a des endoits où l'on ne sait plus
Si c'est la terre glaise ou si c'est de la chair.
Et l'on est heureux que la terre, partout,
Soir pareille et colle.
*
Encore s'ils devenaient aussitôt
Des squelettes,
Aussi nets et durs
Que de vrais squelettes
Et pas cette masse
Avec la boue.
*
Lequel de nous voudrait
Se coucher parmi eux
Une heure, une heure ou deux,
Simplement pour l'hommage.
*
Où est la plaie
Qui fait réponse ?
Où est la plaie des corps vivants ?
Où est la plaie
Pour qu'on la vole,
Qu'on la guérisse.
*
Ici
Ne repose pas,
Ici ou là, jamais
Ne reposera
Ce qui reste
Ce qui restera
De ces corps-là.
Exécutoire - Gallimard 1947
Image : Bruegel l'Ancien, "Le Triomphe de la Mort" (détail).
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