vendredi 1 juin 2007

Gramsci, révision et dogmatisme

"Le critère méthodologique énoncé par Gramsci est très fécond et peut être appliqué non seulement à l'histoire des idées mais aussi à celle de la réalité politique et sociale. On ne peut chercher à connaître séparément les différents systèmes idéologiques et politico-sociaux opposés, en faisant abstraction de multiples rapports de défi, de conditionnement et d'influence réciproque qu'ils exercent l'un sur l'autre. De même qu'il est absurde de vouloir reconstruire une histoire du marxisme, en Italie et dans le monde, entièrement interne au mouvement ouvrier et socialiste, il est également absurde de vouloir reconstruire une histoire des régimes nés de la révolution d'Octobre en restant exclusivement à l'intérieur du mouvement communiste ou, pire, en la déduisant a priori des idées de Marx et de Lénine. Il s'agit au contraire de ne jamais perdre de vue le tableau historique d'ensemble et les conditions concrètes dans lesquelles celui-ci se développe. En ce sens, la dialectique complexe esquissée synthétiquement dans les Cahiers de prison, peut être d'une grande aide pour comprendre l'histoire de 1900 à nos jours. C'est un fait que la révolution d'Octobre a exercé une profonde influence au niveau mondial, non seulement en donnant à l'Orient et au Sud de la planète une impulsion décisive au processus de décolonisation, mais en stimulant également de profondes transformations en Occident. Un implacable mais lucide adversaire du communisme le reconnaît : c'est Hayek qui observe, en critiquant la "liberté du besoin" théorisée par Roosevelt et en l'insérant ensuite dans une ligne de continuité avec la théorisation des "droits sociaux et économiques" qui trouve son expression dans la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par l'ONU en 1948 : "Ce document est ouvertement une tentative de fondre les droits issus de la tradition libérale occidentale avec la conception complètement différente de la révolution marxiste russe". Ainsi, comme le reconnaît explicitement le patriarche du néolibéralisme, l'Etat social qui s'est réalisé en Occident ne peut être pensé sans l'impulsion et le défi provenant de la révolution d'Octobre.

Mais qu'en est-il advenu depuis ? Le système capitaliste, renforcé par l'absorption d'éléments dérivés du bagage théorique et politique du mouvement ouvrier et communiste, et de la réalité même du système social qui s'est développé à partir d'Octobre, a su ensuite exercer à son tour une attraction irrésistible sur la population de pays caractérisés par un socialisme qui, depuis le début, porte imprimés sur le visage les signes de la guerre déchaînée et imposée par l'Occident. Et qui devient ensuite de plus en plus ossifié et sclérosé, jusqu'à devenir la caricature de lui-même. C'est-à-dire que les régimes nés sur la vague de la révolution bolchévique n'ont pas su se mesurer concrètement à cet Occident qu'ils avaient eux-mêmes contribué à modifier en profondeur ; en dernière analyse, a vaincu le système politique et social qui a su le mieux répondre au défi lancé ou objectivement constitué par le système opposé et concurrent. C'est ainsi que, dans ce cas également, la victoire partielle initiale remportée par le mouvement ouvrier et communiste, qui démontrait sa capacité de déployer son efficacité historique concrète dans le camp adverse même, s'est transformée en une défaite totale, avec le résultat qu'à l'écroulement qui a eu lieu à l'Est correspond le démantèlement des éléments d'Etat social, des droits économiques et sociaux qui s'étaient imposés à l'Ouest, ou s'étaient présentés comme une réponse au défi d'Octobre.

C'est à partir de ces considérations qu'apparaît l'originalité du concept gramscien de "révision" du marxisme. Le danger pour l'autonomie idéologique et politique du mouvement ouvrier n'est pas représenté seulement par l'incorporation du marxisme, dans une fonction subalterne, dans le cadre de la culture traditionnelle et de l'idéologie dominante. Au contraire, celui qui croit s'opposer à une telle "révision" en cherchant le salut dans la forteresse dogmatique de l'orthodoxie, encourt à son tour une autre "révision", peut-être encore plus dangereuse et dévastatrice. On arrive alors, ou on revient, au "matérialisme traditionnel", au "matérialisme le plus grossier et banal", engagé exclusivement dans la critique de la transcendance religieuse et qui, dans le meilleur des cas, fait fonction d'arme de lutte à l'égard de la culture "médiévale" des grandes masses (surtout des plus arriérées), mais qui empêche le prolétariat d'atteindre l'objectif plus important, qui est de construire son propre groupe "d'intellectuels indépendants". Le prolétariat n'est plus en état de développer une élaboration culturelle et politique autonome, lorsque la philosophie de la pratique, réduite au "matérialisme vulgaire" et à "une métaphysique de la matière", devient ou commence à "devenir une idéologie au sens négatif, c'est-à-dire un système dogmatique de vérités absolues et éternelles", incapable de lire de façon critique la réalité, et de répondre aux défis toujours nouveaux du temps.

Réduit à un dogmatisme, le marxisme ne peut plus affronter adéquatement le problème de l'héritage, un problème qui pour Gramsci doit être considéré comme permanent, et non résolu une fois pour toutes par les fondateurs de la philosophie de la praxis. Comme nous le savons, le mouvement ouvrier et marxiste ne peut battre l'adversaire sans en entendre et en quelque sorte assimiler les raisons."

Domenico Losurdo, Gramsci. Du libéralisme au" communisme critique", Syllepse,

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