
Mais qu'en est-il advenu depuis ? Le système capitaliste, renforcé par l'absorption d'éléments dérivés du bagage théorique et politique du mouvement ouvrier et communiste, et de la réalité même du système social qui s'est développé à partir d'Octobre, a su ensuite exercer à son tour une attraction irrésistible sur la population de pays caractérisés par un socialisme qui, depuis le début, porte imprimés sur le visage les signes de la guerre déchaînée et imposée par l'Occident. Et qui devient ensuite de plus en plus ossifié et sclérosé, jusqu'à devenir la caricature de lui-même. C'est-à-dire que les régimes nés sur la vague de la révolution bolchévique n'ont pas su se mesurer concrètement à cet Occident qu'ils avaient eux-mêmes contribué à modifier en profondeur ; en dernière analyse, a vaincu le système politique et social qui a su le mieux répondre au défi lancé ou objectivement constitué par le système opposé et concurrent. C'est ainsi que, dans ce cas également, la victoire partielle initiale remportée par le mouvement ouvrier et communiste, qui démontrait sa capacité de déployer son efficacité historique concrète dans le camp adverse même, s'est transformée en une défaite totale, avec le résultat qu'à l'écroulement qui a eu lieu à l'Est correspond le démantèlement des éléments d'Etat social, des droits économiques et sociaux qui s'étaient imposés à l'Ouest, ou s'étaient présentés comme une réponse au défi d'Octobre.
C'est à partir de ces considérations qu'apparaît l'originalité du concept gramscien de "révision" du marxisme. Le danger pour l'autonomie idéologique et politique du mouvement ouvrier n'est pas représenté seulement par l'incorporation du marxisme, dans une fonction subalterne, dans le cadre de la culture traditionnelle et de l'idéologie dominante. Au contraire, celui qui croit s'opposer à une telle "révision" en cherchant le salut dans la forteresse dogmatique de l'orthodoxie, encourt à son tour une autre "révision", peut-être encore plus dangereuse et dévastatrice. On arrive alors, ou on revient, au "matérialisme traditionnel", au "matérialisme le plus grossier et banal", engagé exclusivement dans la critique de la transcendance religieuse et qui, dans le meilleur des cas, fait fonction d'arme de lutte à l'égard de la culture "médiévale" des grandes masses (surtout des plus arriérées), mais qui empêche le prolétariat d'atteindre l'objectif plus important, qui est de construire son propre groupe "d'intellectuels indépendants". Le prolétariat n'est plus en état de développer une élaboration culturelle et politique autonome, lorsque la philosophie de la pratique, réduite au "matérialisme vulgaire" et à "une métaphysique de la matière", devient ou commence à "devenir une idéologie au sens négatif, c'est-à-dire un système dogmatique de vérités absolues et éternelles", incapable de lire de façon critique la réalité, et de répondre aux défis toujours nouveaux du temps.
Réduit à un dogmatisme, le marxisme ne peut plus affronter adéquatement le problème de l'héritage, un problème qui pour Gramsci doit être considéré comme permanent, et non résolu une fois pour toutes par les fondateurs de la philosophie de la praxis. Comme nous le savons, le mouvement ouvrier et marxiste ne peut battre l'adversaire sans en entendre et en quelque sorte assimiler les raisons."
Domenico Losurdo, Gramsci. Du libéralisme au" communisme critique", Syllepse,
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