vendredi 23 novembre 2007

Ivan Tourgueniev — Poèmes en prose : Nymphes

Je me tenais immobile, face à une chaîne de montagnes splendides, disposées en demi-cercle ; une forêt jeune et verte les couvrait de haut en bas.

Au-dessus de ma tête, le ciel bleu du midi ; les rayons du soleil se jouaient au zénith ; en bas, les ruisselets s'interpellaient allègrement, à moitié cachés sous l'herbe.

Et je me souvins de la légende d'un vaisseau grec qui voguait sur la mer Égée, au premier siècle après la Nativité.

Il était midi… Un temps calme. Et soudain, une voix proféra nettement juste au-dessus de la tête du pilote : — Quand tu passeras devant les îles, tu t'écrieras, bien haut : « Il est mort, le grand Pan ! »

Le pilote fut surpris…, et effrayé, mais lorsque le navire vogua au large des îles, il obéit et s'exclama :

« Il est mort, le grand Pan ! »

Et aussitôt, des gémissements, des cris, de longues plaintes s'élevèrent du rivage, pourtant inhabité :

« Il est mort ! Il est mort, le grand Pan ! »

Je me souviens de cette légende…, et une idée singulière me traversa l'esprit : « Si je lançais l'appel ? »

Mais il régnait autour de moi une telle allégresse qu'il était interdit d'invoquer la mort, aussi criai-je de toute la force de mes poumons :

« Le grand Pan est ressuscité ! »

Aussitôt — ô prodige ! — des rires juvéniles, des éclats de voix joyeux, toute une rumeur vibrante houla dans l'amphithéâtre des montagnes couronnées de verdure :

« Il est ressuscité ! Pan est ressuscité ! »

La nature entière parut s'animer, s'esclaffer, plus haut que le soleil, plus allègrement que les ruisseaux qui s'interpellaient sous l'herbe… Le bruit d'une course légère… La blancheur marmoréenne des tuniques secouées par la brise, le vif incarnat des corps dénudés, scintillant à travers la verdure… Des nymphes, des dryades et des bacchantes dévalaient les flancs des montagnes…

Elles apparurent, d'un seul coup, à toutes les lisières. Leurs cheveux flottaient sur leurs têtes divines ; leurs bras harmonieux levaient des couronnes de fleurs et des timbales, et le rire, le rire chatoyant de l'Olympe courait et roulait derrière elles…

Une déesse les précède. Elle est plus haute et plus belle que ses compagnes ; elle porte un carquois derrière l'épaule, un arc dans ses deux mains, un croissant d'argent sur les cheveux.

Diane, est-ce toi ?

Tout soudain, la déesse s'arrête, et les nymphes l'imitent. Les rires se taisent. Une pâleur mortelle envahit les joues de la divinité ; ses jambes se pétrifient ; une terreur sans nom entrouvre ses lèvres et élargit ses yeux, dirigés dans le lointain… Qu'a-t-elle vu ? Que regarde-t-elle ?

Je me retournai et prolongeai la ligne de son regard…

Tout au bord du ciel, au-delà de la lisière basse des terres, une croix d'or rougeoyait sur le clocher blanc d'une église chrétienne… Et la déesse l'avait aperçue.

J'entendis, derrière mon dos, un soupir inégal et prolongé, comme la vibration d'une corde qui se rompt… Quand je me retournai, il n'y avait plus trace de nymphes… Les arbres étaient aussi verts qu'avant et, seulement par endroits, des volutes blanches s'évanouissaient, à peine visibles à travers le réseau étroit des branches. Étaient-ce les tuniques des nymphes ou la buée qui s'élevait du fond de la vallée ?… Je l'ignore.

Mais j'ai tant regretté les déesses disparues !

Décembre 1878.

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